La "rivalité féminine" est un sujet compliqué chez les féministes. Nous prônons la sororité au quotidien, et en même temps, comment ne pas voir qu'une réelle compétition existe au travail, à l'école, entre amies et même en famille ? La rivalité entre femmes est une réalité qui s'ancre dans des siècles de domination masculine. Pour en comprendre les enjeux, je vous propose un petit voyage dans le temps.
HISTOIRE DE LA RIVALITÉ FÉMININE : UNE QUESTION DE SURVIE
La plupart de nos sociétés sont patriarcales, c'est-à-dire que le pouvoir appartient aux hommes qui dominent et exploitent les femmes. Nous reviendrons à ce sujet dans un autre article.
Le fait est que pendant des siècles, les femmes étaient donc dépendantes des hommes pour assurer leur survie. Ne disposant ni de droit, ni de ressources à elles, le mariage - et le bon !- était la garantie d'une vie la moins pénible possible. Ainsi, pour obtenir ce que l'on appelle un "bon parti", les femmes ont intégré le fait qu'elles devaient être désirables, bien entendu aux yeux des hommes. La compétition commence donc ainsi : les femmes étant les plus belles, discrètes, gentilles, [insérez ici n'importe quel critère masculin], ayant le plus de chance d'être "choisies", les femmes intègrent donc l'idée que leur place est chère et qu'elle peuvent être remplacée par une autre à n'importe quel moment. Il faut être la meilleure, et pour cela écraser les autres.
Le deuxième fait historique, ce sont les Chasses aux Sorcières qui ont pris place du XVe au XVIIe siècle en Europe et qui ont tué près de 200 000 femmes. Ces événements sont encore aujourd'hui considérés comme traumatiques selon certain.es chercheur.euses (voir à ce sujet Le Complexe de la Sorcière, d'Isabelle Sorente). Au-delà de la mort et de la torture, ces chasses ont laissé aux femmes les idées de haine et de peur de leur genre. Puisque n'importe quelle femme pouvait être accusée de sorcellerie pour n'importe quelle raison, les femmes ont vécu dans la peur. De plus, puisque les femmes protégeant les autres femmes étaient accusées d'être complices, la sororité qui règnait parfois est devenue compromise. C'est d'ailleurs à cette époque qu'une loi interdit le rassemblement entre femmes. Pour survivre, certaines femmes se mettent à en dénoncer d'autres, afin de ne pas être accusées à leur tour.
LE MALE GAZE : COMMENT LE REGARD MASCULIN CRÉE DE LA RIVALITÉ
Le "male gaze", littéralement le "regard masculin" a été théorisé en 1975 par Laura Mulvey. Initialement utilisé dans l'industrie du cinéma, il existe en réalité dans toutes les productions culturelles mais aussi dans notre quotidien. Il désigne la manière dont le regard masculin s’approprie le corps féminin, quand le corps des femmes est réifié et devient un objet sexuel, disponible pour les yeux du spectateur masculin. Les exemples sont nombreux dans le cinéma bien sûr, mais aussi dans les jeux, dans les pubs, sur les réseaux sociaux, dans l'art...
La société demande ainsi aux femmes de plaire, et de correspondre aux standards masculins, et de ne servir qu'à ça : c'est le concept d'objectification. Les femmes deviennent non plus des êtres humains uniques mais des objets disponibles pour satisfaire le regard masculin. Or lorsque l'on entend et apprend cela depuis l'enfance, on intègre l'idée que c'est ce qui fait notre valeur. Et bien sûr, à force d'être en contact avec cette objectification permanente, les femmes commencent progressivement à s'objectifier entres elles. Ainsi, lorsque nous pensons que notre validation viendra des hommes, les femmes entre elles se mettent à se dénigrer, se comparer, voir se rabaisser.
LE SYNDROME DE LA SCHTROUMPFETTE : L'UNIQUE FEMME DANS UN MONDE D'HOMME
Le "syndrôme de la Schtroumpfette" a été théorisé par Katha Pollitt en 1991, et désigne le fait que les œuvres de fiction n'ont tendance à présenter qu’un seul personnage de genre féminin parmi un ensemble de personnages masculins. C'est le cas des Schtroumpfs bien sûr, mais de la majorité des productions culturelles grand public : Star Wars, Avengers, Big Bang Theory, James Bond...
Si ce syndrôme est majoritairement utilisé pour parler des oeuvres de fiction, dans la réalité il est aussi totalement adéquat. Dans un monde majoritairement patriarcal, les femmes sont largement sous-représentées dans les milieux de pouvoir : dans les gouvernements, les institutions, mais aussi dans les postes de dirigeantes ou à responsabilité. C'est simple, en général il y en a UNE. Une seule, qui sert de caution, qui a réussi malgré tous les bâtons qu'on lui a mis dans les roues. D'ailleurs dans l'Histoire en général on nomme UNE sientifique, UNE autrice, UNE peintresse, UNE réalisatrice. Difficilement plusieurs... En entreprise donc, selon Katha Pollitt, "les plus privilégiées et les plus audacieuses peuvent rêver de devenir des femmes exceptionnelles dans un monde d'hommes - les Schtroumpfettes.”
En conséquence bien sûr, une rivalité exacerbée puisque nous intégrons qu'il n'y aura de la place que pour une seule d'entre nous. Toutes les autres femmes, en tant que femmes, sont des menaces potentielles à nos ambitions. C'est pourquoi on entend tant de témoignages de femmes au travail qui se disent plus saquées par leurs supérieures femmes que hommes. Comment juger ces femmes là, qui ont dû lutter deux fois plus, et faire des sacrifices immenses pour arriver là où elles sont, dans un milieu d'hommes, et qui savent, au fond d'elles, qu'elles doivent rester les "meilleures" pour ne pas être remplacées par une autre ? Le chemin vers la sororité est long, car les mécanismes sont bien ancrés dans nos chairs.
UNE FILLE PAS COMME LES AUTRES : LA "PICK ME GIRL"
Le concept de Pick Me Girl fleurit sur les réseaux sociaux depuis quelques années. Il s'agit littéralement de dire "choisis moi" et désigne des femmes qui se revendiquent comme plus naturelles, moins chiantes, plus faciles à gérer, plus intelligentes, moins superficielles, moins [insérez un stéréotype féminin]. Concrètement, il s'agit de valider les stéréotypes associés aux normes de genre féminines pour les dénigrer. Le problème bien sûr étant que cela essentialise les femmes : il y aurait d'un côté les femmes chiantes, et de l'autre les femmes cools.
Ce phénomène est dû à une misogynie intériorisée très forte. La société étant misogyne, on intègre inconsciemment que tout ce qui a attrait au "girly" est nul : le maquillage et la mode, le romantisme, ect. C'est également une version très forte et intégrée du male gaze, puisque la définition de ce qui est "chiant" ou "cool" est établie par le regard masculin sur les femmes.
ATTENTION : les "Pick Me" rabaissent les femmes et ce qui est considéré comme "féminin", il ne sagit pas uniquement de se différencier ou d'être différentes les unes des autres. C’est d’ailleurs totalement normal d’êtres différentes les unes des autres et c’est pour ça que nous sommes des femmes, que nous sommes plurielles et que "LA Femme" n'existe pas.
AU-DELA DE LA RIVALITÉ : LA SORORITÉ COMME CLÉ
Dans ce contexte de rivalité féminine, vous vous sentez submergées et vous vous dites qu'on arrivera jamais à toutes s'entendre ? Et bien... Il y a une issue : la sororité.
La sororité désigne la solidarité spécifique entre femmes, pour les femmes.
Pour Chloé Delaume, c’est "une relation horizontale, sans hiérarchie ni droit d’aînesse. Un rapport de femme à femme, ni fille ni mère."
Pour Estelle-Sarah Bulle, c'est "penser aux femmes au quotidien. C’est ne pas tomber dans les clichés sur elles, dans la peur et l’hostilité vis-à-vis d’elles, dans la volonté de les renvoyer dans leurs foyers. Tous ces réflexes qui arrangent beaucoup d’hommes.”
Pour moi... C'est se valoriser les unes les autres, se tirer vers le haut, s'empuissancer ! C'est faire de mes amies mes soeurs, cultiver nos relations entre femmes, se croire, s'inspirer, partager nos ressources, cultiver la bienveillance au quotidien... Parce que les femmes sont incroyables et qu'on est plus puissantes ensemble !
Mais la sororité ça se cultive au quotidien, ça se travaille. Les mécanismes sont bien ancrés et il faudra du temps pour tous les anihiler, mais ensemble, soudées, ça viendra.